L’œuvre maintenant connue, étudiée, admirée de Pierre Guyotat (depuis Tombeau pour cinq cent mille soldats jusqu’à Progénitures) en dissimule une autre, essentiellement secrète quoique son auteur en ait quelquefois parlé, de dimensions considérables (des milliers de pages) et d’une importance littéraire qu’on ne tardera pas à mesurer. Cette « œuvre » parallèle tient du Journal (annotations brèves écrites au jour le jour), du laboratoire ou de la salle des machines (matériaux, projets, indications, didascalies), des Carnets enfin (ébauches, récits, narrations…). Carnets de bord, c’est ce dernier titre que Pierre Guyotat leur a toujours donnés. C’est sous ce dernier titre que nous commençons, avec ce volume à les publier.
On l’apercevra alors, c’est dans ceux-ci seulement que l’œuvre est à nu, dans toute sa puissance et sa radicale nouveauté. Pour peu d’écrivains, d’ailleurs, une telle entreprise s’est autant justifiée. Il s’agit en effet de descendre dans le creuset de l’œuvre, de comprendre comment une telle représentation (une représentation aussi immense, brassant Histoire et histoires) s’est imposée ; de comprendre surtout comment s’est imposée à cette représentation (à moins que ce ne soit le contraire) une langue jusque-là « inouïe ». De prendre enfin la juste mesure de ce qu’il en a coûté à son auteur. C’est l’intimité même de cette œuvre, davantage encore que l’intimité de celui qui l’a menée à bien, qu’on est peu à peu amené à découvrir, la solitude essentielle qui était inévitable, tantôt traversée de phases de doutes profonds, le plus souvent animée d’une force peu commune.
La publication des Carnets de bord est un projet d’envergure. Le choix de cette première période, qui voit la naissance de la pratique des Carnets de bord, couvre la préparation et la publication de deux œuvres majeures de Pierre Guyotat : Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), Éden, Éden, Éden (1970).