Dans cette fable, Federman a décidé de s’imaginer de l’autre côté de la vie, du côté de ce qui pourrait être la mort : un grand chantier de « carcasses » en files d’attente, attendant leur prochaine « transmutation » – imagerie qui fait songer à un détournement « en triste fourire » de l’univers concentrationnaire qui a englouti toute la famille de l’auteur. Livre intense et impertinent, Les Carcasses nous invite à explorer les possibilités de cette hypothèse étrange. La carcasse est une chance de survie, une possibilité, au-delà de la mort, d’ironiser encore. Car une carcasse n’est pas seulement une peau vide qui se désagrège avec le temps : c’est le lieu d’un transfert, le moment essentiel du passage incessant d’un être vivant à une carcasse, puis d’une carcasse à un être vivant. Les carcasses sont entassées, elles s’empilent, se mêlent pour finalement se transformer en être vivant qui ensuite retournera à l’état de carcasse, et ainsi de suite. C’est là, dans ce lieu ténu, éminemment éphémère, que s’opère le mystère fondamental d’insolites reconversions :
« Jean-Paul Sartre – en crabe lors de sa 1ère transmutation »
« Jésus – en petit poisson rouge lors de sa première et unique transmutation »
« Julien Sorel – en cornes de gazelle lors de chacune de ses transmutations »
…
Dans ce « circuit cyclique qui mène de la vie à la mort – et vice-versa de la mort à la vie », Federman ne se départit jamais de son humour. Quand il raconte, il le fait avec l’ironie qui le caractérise afin de nous proposer un livre drôle et mordant qui, à la manière d’un Beckett ou d’un Diderot, se défait de la syntaxe, de la narration et de la typographie : les phrases comme les carcasses s’empilent, se frottent et se mêlent formant un prolifique bouillon de littérature qui n’a de cesse de nous dérouter, nous confronter à cette réalité crue, absurde et insolite. Excentrique au plein sens du terme, Federman se glisse par l’intermédiaire de la carcasse entre la vie et la mort, entre le sérieux et le rire, pour mieux mettre son lecteur en prise avec cette « tragicomique possibilité », cet objet insaisissable qu’est la carcasse.
Couverture : Marion Pannier